lundi 24 janvier 2011

Le temps d'une disparition

Un jour après sa première projection très controversée au festival du film de Cannes en 1960, L'Avventura était soutenu par une lettre rédigée par 37 réalisateurs et critiques, incluant Roberto Rossellini. En 1962, le film était déjà élu deuxième meilleur film de tous les temps par le magazine Sight and Sound, juste après Citizen Kane.



Anna (Léa Massari) disparaît mystérieusement pendant un voyage en bateau. Alors que son petit ami Sandro (Gabriele Ferzetti) et sa meilleure amie Claudia (Monica Vitti) la recherche dans toute l'Italie, ils s'éprennent l'un de l'autre. 

Anna nous est présenté dans le premier plan en train de marcher vers son père. On les voit très vite dans le même plan avec en fond deux types d'architecture: du neuf et de l'ancien. Le film opposera ces deux mondes qui cohabitent. Le discours de Michelangelo Antonioni à Cannes révèle un cinéaste préoccupé par ces questions: "Aujourd'hui le monde est menacé par un très sérieux partage entre une science qui est totalement et consciemment tourné vers le futur, et un moralisme rigide et stéréotypé que nous reconnaissons tous comme tel et pourtant soutient lâcheté et pur paresse."
Sandro, le personnage le plus répréhensible moralement, est aussi filmé avec un fond très spécifique, la complexité de l'architecture représentant sa morale vieux jeu et sa frustration concernant son travail (Sandro est un architecte frustré.comme il l'explique et comme nous le démontre une scène dans laquelle il renverse de l'encre délibérément sur le croquis d'un jeune designer). La première fois que nous voyons Sandro, celui-ci fait signe depuis sa fenêtre, encadré par celle-ci, comme si quelque chose de statique émanait de lui (juste après on le verra poser, semblable à une statue). Son langage corporel est pareil à sa conscience: sur de lui mais ignorant l'effet réel produit. Plus tard, Sandro séduit Claudia tandis qu'Anna vient de disparaître: il ne peut apparemment pas rester sans une femme. A la fin du film, Sandro se retrouve avec Gloria Perkins, une jeune prostituée de 19 ans. Un plan sur les jambes de la jeune femme et l'argent que Sandro a laissé pointe la fragilité du discours de Sandro, précédemment: "Qui a besoin de belles choses de nos jours Claudia. Combien de temps cela dure-t-il?"
Mais Sandro n'est pas le seul homme condamné par le regard d'Antonioni sur le masculin: Corrado est très désagréable avec sa femme alors qu'il s'intéresse à Claudia et Anna, la population masculine de la ville de Macena devient dingue à l'arrivée de Gloria Perkins et des hommes à Noto traîne autour de Claudia pendant un bref moment... La vision d'Antonioni sur le monde moderne est loin d'être simpliste: les hommes sont piégés par leur propre (in)compréhension des femmes et les femmes modernes en jouent tout en en payant les conséquences.


La relation triangulaire entre Sandro, Anna et Claudia commence quand Anna et Sandro sont sur le point de faire l'amour tandis que Claudia attend en bas, visitant une galerie d'art. Antonioni montre alors un gros plan quasi abstrait d'Anna et Sandro ensemble sur le lit et entrecoupe avec Claudia jusqu'à ce que celle-ci ferme une porte, terminant la séquence. La façon dont Antonioni a placé Claudia dans le montage est particulièrement résonante ici puisque qu'elle sera avec Sandro dès la disparition d'Anna. Dans la cabine du yacht, Anna et Claudia se changent alors qu'Anna lui révèle qu'elle a menti à propos du requin dans la mer. Un plan des deux femmes est ici essentiel: nous ne les voyons que de dos, seul leur chevelure (brune et blonde) les distingue, leur identité se mélangeant presque, le tout accentué par l'érotisme de la scène. Se peut-il qu'à ce moment précis Anna ait donné l'âme de son personnage à Claudia? Plus tard sur l'île, Claudia mettra d'ailleurs une chemise qui appartenait à Anna... Que reste-t-il d'Anna? Le réalisateur semble suggérer "juste une perruque": Claudia, dans la villa, porte une perruque brune et quelqu'un lui dit: "Tu ressembles à quelqu'un d'autre." L'identité de Claudia s'obscurcit de plus en plus par celle d'Anna. En dansant et en chantant dans sa chambre d'hôtel, Claudia ressent à la fois le moment présent et à la fois imite quelqu'un d'autre chanter. Cette problématique semble récurrente dans L'Avventura comme d'autres éléments (par exemple quand Claudia se regarde dans le miroir, en tout 3 fois, sorte d'auto contrôle d'identité). Aussi, Claudia assiste tout au long du film à des moments érotiques: dès le début quand elle regarde  Sandro et Anna à travers la fenêtre depuis la rue, sur le yacht quand Raimundo tripote Patrizia et quand Gullia flirte avec le jeune peintre de la villa. Dans deux de ces scènes, il y a des dessins et de la peinture: peut-être une façon de dire que la séduction est aussi une forme d'art...


Dans L'Avventura, Anna disparaît sur une île, ses amis la recherchant partout. Quatre ans plus tard, Le Désert Rouge sort sur les écrans. Guilianna, le personnage principal, raconte une histoire à son enfant: une jeune fille est seule sur une île déserte etc. A sa façon, Antonioni fait réapparaître Anna dans un autre film, cette fois-ci en couleur (on penserait presque au Magicien d'Oz séparé en deux films), le problème spatial étant remplacer par un problème temporel. Plus jeune, différente de par son aspect, Anna a réussi à échapper à l'âge adulte. De la sorte, elle ne seras pas blessé par Sandro qui bientôt trompera Claudia. Malgré le fait que tout le monde essaie d'établir un contact avec l'autre, chacun reste déconnecté, seul dans le monde créé par Antonioni, l'amour étant l'unique illusion provoquant un semblant de relation. La connexion spatiale ("moi, toi et le reste") est fausse: mais la connexion temporel marche en fabriquant un flux entre le désire des gens. Quand Claudia crie dans une maison vide d'un village, elle n'obtient comme réponse qu'un écho, preuve que le temps a consumé sa voix et l'a interprété de manière différente. La dernière scène du film montre Claudia réagissant comme une mère avec Sandro qui pleure à cause de ce qu'il a fait: une peinture d'un vieillard suçant les seins d'une femme beaucoup plus jeune était un avertissement qu'il n'a su interpréter correctement. La quête éternel de Sandro s'arrête ici, là où Le Temps donne d'ironiques signaux.

Donald Devienne

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